Retour sur le Festival Tissant la Paix

Des émotions. De l’art. Du partage. Nous sommes entrés dans l’heure d’hiver tout en festivité. Le week-end du 3 au 5 novembre, à la Parole Errante de Montreuil, Ciudadanías por la Paz de Colombia nous a transporté “au cœur des jungles” à travers nos cinq sens. Pendant 3 jours des artistes colombiens et colombiennes ont pu partager leurs œuvres, leur vision de la Colombie et de ses enjeux sociaux, politiques, environnementaux, pour un public on ne peut plus curieux. 

L’art et le partage mis à l’honneur

Au programme: plusieurs performances et ateliers d’art ! De la gravure à la danse, en passant par la peinture, de quoi faire plaisir à tout à chacun. Les petits comme les grands ont pu assister à plusieurs représentations artistiques et à divers ateliers.

Le festival s’est ouvert sur le vernissage de l’exposition, au premier étage de la Parole errante. En quelques heures, lors de la préparation du festival, l’équipe de Ciudadanías a pu transformer ce dojo taciturne en un espace lumineux accueillant plus de trente œuvres variées. “Dans l’exposition d’aujourd’hui, qui se veut immersive et où plusieurs artistes colombiens et colombiennes partagent leurs travaux, les œuvres tournent autour du sujet ‘au cœur des jungles’ pour parler de leur variété. Ce sont des lieux magiques qui gardent des anciens secrets mythiques. Au cœur de la jungle se trouvent des univers cachés, des sons extraordinaires et des textures chimériques. Nous embrassons la jungle, reconnaissons sa valeur historique et son pouvoir pour la vie”, a dépeint l’artiste et membre de l’association Carolina Rodriguez en ouverture de festival.

Au rez-de chaussé, nous sommes passés devant les œuvres engagées du collectif Jardin de la Resistencia. Elles accusent les assassinats impunis et sans fins des dirigeants sociaux et environnementaux, ou encore les jeunes victimes de la répression policière lors de la grande grève générale de 2021. Des œuvres qui permettent de sensibiliser le public qui est venu se restaurer au bar. Le partage n’est pas que visuel, mais gustatif aussi. Les visiteurs et visiteuses se sont aussi retrouvés dans un festival de saveurs: mazamorra, chorizos, arepas ou encore caldo de costilla. Servi pour le petit-déjeuner de dimanche par le chef Adair Lamprea, ce mets typique de la région des Andes colombienne à base de bœuf et pomme de terre a rassasié plusieurs visiteurs et visiteuses. Sans oublier l’atelier de la cheffe Esperanza Aguillar, qui nous a aussi servi et fait découvrir pour plusieurs d’entre nous les fruits typiques de la Colombie dimanche midi. Une immersion immanquable !

Sans oublier la musique, avec les concerts de Lau Gomez et Pao Barreto !

Les jungles: un lieu à promouvoir pour la paix

Pour sa troisième édition, l’équipe a choisi comme thème la jungle. Couvrant plus de 20% du pays, la jungle amazonienne est un lieu abritant plusieurs enjeux socio-économiques.
Pendant et après le festival, l’association a évoqué trois grands thèmes liés aux forêts tropicales et la recherche de la paix dans le pays sur ses réseaux.

La déforestation et la protection environnementale

D’abord, la déforestation et la protection environnementale. Une pomme de discorde dans l’un des pays avec une  des plus riches biodiversité au monde, où la déforestation s’est accrue depuis les accords de paix de 2016. 39% de la couverture forestière de la Colombie a été perdu entre 2002 et 2022, en parallèle d’une demande exponentielle et internationale de coca. Meurtri par des décennies de conflits armés et le triste record d’assassinats de défenseurs et défenseuses environnementalistes, le gouvernement actuel de Gustavo Petro (Colombia Humana – gauche) ambitionne de remédier à ces enjeux  qui ralentissent sa politique de “paix totale”. 7 ans après la signature des accords de paix à La Havane, Cuba, ces politiques pour mettre fin aux assassinats impunis et à la destruction de lieux de vie sont essentielles pour établir une société en paix durable, malgré le temps que cela nécessite.

Les jungles comme territoires stratégiques: du lieu de vie des FARC-EP à l’écotourisme

La démilitarisation et le développement de l’écotourisme est un autre thème majeur qui s’inscrit dans le sillage du premier. Les guérillas, notamment la plus puissante d’entre elles les Forces Armées Révolutionnaires de Colombie – Armée Populaire (FARC-EP), ont historiquement habité les jungles. Elles étaient des lieux propices pour se reposer, s’entraîner ou encore faire passer différentes marchandises loin des regards des représentants de l’Etat ou des paramilitaires. Aujourd’hui encore, elles restent des zones de guerre, séquestration, de disparitions forcées et des corps. Ces territoires, qui se sont retrouvés inoccupés après la démilitarisation des FARC-EP en 2016, ont été source de conflit entre différents acteurs; dissidents FARC-EP, ELN, paramilitaires et cartels mexicains. Alors que l’Etat, lui, n’a jamais réellement réussi à s’imposer dans ces zones reculées. Certaines de ces zones de conflit sont aujourd’hui des zones touristiques et lucratives, dans le but d’y développer l’écotourisme.

La protection des jungles et des populations minoritaires

Nous ne pouvons parler des jungles sans aborder les populations minoritaires y habitant, notamment les communautés autochtones et afrodescendantes. Premières victimes du conflit armée colombien avec les agriculteurs et agricultrices campesinos, elles continuent à être des populations sensibles. Les communautés autochtones perdent des hectares de leur territoire à cause des conflits armés ou encore de la déforestation pour la culture de la coca. En parallèle, les activités extractivistes des multinationales, en lien avec les paramilitaires dans certaines régions, réduisent les territoires de ces populations vulnérables. Pour cesser ce schéma de violence, des mesures spécifiquement prises pour les populations racisées et à risques ont été signées lors des accords de paix de 2016. L’actuel gouvernement de gauche a aussi mis en place des politiques pour attribuer plus de 600 000 hectares de terres aux paysans, autochtones et afro-descendants, alors que l’expropriation continue aussi à cause de l’exploitation des ressources naturelles par des multinationales.
En conclusion, les jungles sont des lieux cristallisant le conflit armée et les violences entre les différents acteurs. Pour cause: ses ressources convoitées, mais aussi la densité de son territoire. Les jungles sont ainsi des lieux ne pouvant être omis du processus de paix, où militarisation et violence se développent de manière précoce à la moindre tension sociale, environnementale et/ou économique.

Des discussions sur les enjeux colombiens d’aujourd’hui

Lors de ces trois jours intenses, nous avons aussi eu la chance d’être accompagnés par des penseuses, chercheuses et activistes lors de tables rondes.

Le schéma des assassinats qui a pu se dégager reflète l’impossibilité à ce que ces événements fréquents soient le fruit du hasard. Cela permet plutôt de déduire qu’ils doivent être le résultat d’un plan criminel d’un appareil organisé”

Pour ouvrir le bal, la journaliste Guylaine Roujol Perez et l’avocate Angélica Suarez Mendoza ont abordé le traitement juridique des victimes du conflit armé lors de la conférence Principaux responsables: réparations et garanties de non-répétition pour les victimes en Colombie. L’occasion de revenir sur les méthodes d’investigation et de réparation judiciaire de la Justice Spéciale pour la Paix (JEP), la haute instance juridique en charge du traitement de plusieurs crimes de guerre et violation des droits humains durant le conflit armé. “Le schéma des assassinats qui a pu se dégager reflète l’impossibilité à ce que ces événements fréquents soient le fruit du hasard. Cela permet plutôt de déduire qu’ils doivent être le résultat d’un plan criminel d’un appareil organisé” a pu expliquer Angélica Suarez. Ce moment d’échange est aussi l’occasion de faire découvrir au public le scandale des faux positifs (exécutions extrajudiciaires) et le déni qui a subsisté autour de cette affaire plusieurs années. Notamment pour les “faux positifs militaires”, comme l’a souligné Guylaine Roujol, qui restent très peu traités par la justice et les médias colombiens aujourd’hui. “En 2018, soit 10 ans après l’affaire de Soacha, il y avait encore des colombiens et colombiennes dans le déni concernant le scandale des faux positifs. Même en Colombie il existe un terrible manque d’information à ce sujet, comme en France et ailleurs” a-t-elle mis en avant.

“Nous cherchons la vérité, la justice et la non-répétition”


La journée a continué avec le témoignage et le courage contagieux des deux représentantes de la fondation MAFAPO (Madres de los Falsos Positivos) Jacqueline Castillo et Rubiela Giraldo, lors de la table ronde Tisser la vérité à partir des territoires de la Colombie: rencontre avec deux mères de la fondation MAFAPO. ”Il est important de visibiliser ce qui s’est passé” pointe rapidement Rubiela Giraldo. “Nous cherchons la vérité, la justice et la non répétition” ajoute-t-elle. Modéré par Guylaine Roujol, l’échange avec les mères a été fort en émotion. “Il est crucial aujourd’hui de savoir qui a donné l’ordre pour tous ces crimes. Surtout que nous savons que plusieurs instances comme la police ou la médecine légale ont joué leur part de responsabilité dans ces crimes” s’indigne Jacqueline Castillo.

“L’extractivisme renforce la discrimination raciale, le patriarcat et le conflit armé. En soit, l’extractivisme est aussi un moyen de matérialiser le racisme”


Dimanche, le festival a pu continuer à échanger sur le lien entre l’environnement et le processus de paix lors de la conférence Luttes et résistances des territoires colombiens, frein à l’extractivisme et construction de la paix. La sociologue et membre du bassin de la rivière Yurumangui Mary Cruz Renteria Mina et l’artiste plasticienne sociologue Alba Betancourt ont pu échanger autour de ce sujet passionnant. “La première activité exportant ses produits en Colombie est l’exploitation minière. La carte colombienne sur l’extraction est également une carte représentant les communautés minoritaires en souffrance à cause de l’extractivisme occidental” a fait ressortir Alba Betancourt dans son discours. Pas de doutes pour elles deux: les causes et conséquences des activités d’extraction jouent directement sur les populations locales, notamment les communautés minoritaires et à risque. “L’extractivisme renforce la discrimination raciale, le patriarcat et le conflit armé. En soit, l’extractivisme est aussi un moyen de matérialiser le racisme” a signalé Mary Cruz Renteria.

Ouverture: une clôture de festival avec l’équipe de Ciudadanías

Nous n’avons même pas le temps de voir les aiguilles de l’horloge tourner que le festival touche à sa fin. 

“Si l’équipe organisatrice du festival peut venir un petit moment, pour que les gens voient qui est derrière ce travail, sans qui le festival n’aurait pas pu avoir lieu” a appelé la présidente de Ciudadanías por la Paz Paula Martinez.
Nous nous rassemblons toutes et tous pour un grand au revoir. “L’équipe de la Parole Errante, las Mamitas, les bénévoles… Merci à cette superbe équipe !” a-t-elle conclu avec grande émotion.
“C’est un travail qu’on a commencé l’année dernière, durant un an, et qui a été réalisé par une équipe de plus en plus grande, d’année en année” ajoute l’artiste et scénographe Carolina Rodriguez.

Après trois jours de festival, le processus de paix colombien reste un sujet majeur et en constante actualité. Les tables de négociations entre les différents acteurs n’ont pas cessé le temps de ce week-end tout en couleur et musique. La question des kidnappings et d’y trouver une solution par le dialogue pour cesser ces pratiques est revenue dans le débat public, avec l’une des plus grosses actualités de ce début novembre: l’enlèvement du père du footballeur colombien Luis Diaz par l’ELN. Une pratique qui met en lumière un enjeu financier pour la pérennité de ces groupes armés qui subsistent grâce aux rançons, souligne El Espectador dans l’un de ses éditos. Le processus de paix est loin d’être fini et soulève ainsi plusieurs interrogations économiques. Ou encore l’un des pires scandales du pays, les “faux positifs”, reste une pomme de discorde dans la société colombienne. Devenue une affaire judiciaire traitée par la Justice Spéciale pour la Paix (JEP), ces assassinats continuent de polariser le pays et la fondation MAFAPO poursuit jusqu’en décembre sa tournée européenne pour sensibiliser un maximum la communauté internationale sur le sujet. Pour tous ces enjeux et ces difficultés, de nombreux et nombreuses colombiennes se mobilisent. Dans le pays ou ailleurs, au nom de la paix et de sa consolidation, leur travail pour la pacification des relations et la justice sociale continue. Toutes et tous appellent à la même aspiration: avoir une vie digne et mettre fin à la peur de vivre sous les balles des différents belligérants, notamment pour les populations les plus vulnérables et oubliées.

Un grand merci à toute l’équipe de Ciudadanías por la Paz de Colombia, à chacun et chacune de ses membres.

Un grand merci à toutes et tous les artistes qui ont concouru et participé au festival.

Un grand merci au public, à leur curiosité et bienveillance.

– Erin Rivoalan-Cochet

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